La première fois que j’ai vu Gabrielle Wittkop, c’était un matin du mois de février 1998, à Venise. Je traversais une place quand une femme m’a bousculé. J’ai cru d’abord à un simple accident. Mais la place était vide. Et la femme, presque entièrement dissimulée sous une fourrure, m’a semblé faire un geste du doigt et de la main, un de ces gestes que l’on peut interpréter comme une insulte ou une invitation. Elle ne s’est pas retournée et, décidant de la suivre, je ne voyais d’elle que sa nuque et un quasi profil au sourire carnassier.

Elle m’a entraîné de calle en calle dans des quartiers toujours plus humides et sales. Savait-elle que je la suivais ? Je n’en avais pas la preuve mais j’en étais persuadé. Nous avons traversé des églises poisseuses de froid, des ruelles encombrées de linge mal lessivé - seuls (et à quelques mètres l’un de l’autre) jusqu’à ce que nous croisions une mère flanquée de deux enfants le long d’un canal.

L’endroit était si étroit que Gabrielle n’a pu faire autrement que de sentir ma présence derrière elle.

    - Après vous, je vous en prie, m’a-t-elle dit.

Je lui ai obéi et avancé vers la jeune mère qui sermonnait son petit garçon. Dans son dos : une poussette où je voyais s’agiter de petites mains de la couleur du beurre. Qu’a bien pu faire Gabrielle à ce moment-là ? Je n’en suis pas bien sûr. Mais alors que je la précédais pour tourner dans une nouvelle calle, un bruit d’eau suivi d’un cri m’a fait me retourner. A genoux au bord du canal, la mère tentait de repêcher désespérément la poussette qui sombrait dans l’eau verte.

J’ai eu l’impression que Gabrielle n’avait rien entendu. Elle a haussé les épaules et continué son chemin sans aucune émotion sur le visage. J’ai cru devoir alors plonger pour sauver l’enfant quand un homme a surgi d’une maison voisine pour sauter à l’eau.

Le nourrisson a survécu. Mais Gabrielle Wittkop avait disparu.

Grégory Le Floch