Le ciel était lourd, blanc, sale. L’horizon bouché par cette flaque de nuages coulée de l’Uetliberg sans que l’on sache ni quand ni comment.
    L’eau de la Limmat ballotée par une houle inhabituelle gardait malgré tout sa transparence ubéreuse.
    Il y avait ce matin-là un vent à scalper les vielles peaux, et les bourgeoises du quartier zurichois de l’Altstadt pressaient le pas pour gagner l’autre rive, les cols de zibeline blanche, les parementures renard, castor, chinchilla serrés comme la dernière bouée de sauvetage du Princesse Mafalda avant naufrage.
    C’était un jour de glaire où tout s’enlise, et j’aurais eu de la peine à dire si j’étais là par hasard où si on m’avait convoquée, j’avançais dans la seule certitude d’un rendez-vous. « Sous les trois têtes coupées de la Fraumünster » : la phrase me tournait sous le crâne à m’en cogner une migraine.

    « Sous les trois têtes coupées de la Fraumünster. »

    « Sous les trois têtes coupées de la Fraumünster. »

    « Sous les trois têtes coupées de la Fraumünster. »

    − Vous n’avez pas eu de mal à me trouver ?
    Une voix dans mon dos.
    Je me retournai vivement, pic au cœur, les membres soudainement raides.
    − Comment ? dis-je, tremblante de peur. Il me semblait pourtant être à peu près seule dans les lieux.  
    − Vous n’avez pas eu de mal à me trouver ? répéta la voix plus appuyée, pendant que je détourai du regard sa silhouette de haut en bas, en même temps que l’endroit où j’avais atterri.
    Fresques verdâtres, rosées, pâles, fraiches et froides, visages ceints, teints saumâtres, drapés bleu ecchymose. Sainte Hildegarde, la vielle abbesse et ses vierges dansaient, peintes sous nos yeux, sous les arcades de la maison Dieu.
    C’était bien le cloître de Fraumünster, je le reconnus aux fresques de Paul Bodmer que j’avais rencontré lors de mes premiers voyages à Zurich.
    Elle, se tenait devant ce tableau mural assombri par la nuit qui tombait. Déjà ? Pensai-je.
    Déjà la nuit ? Il m’avait paru que le jour venait de se lever.

    − Vous n’avez pas eu de mal à me trouver ? Elle répéta.
    Je palpai mon poignet à la recherche d’une montre.
    − Vous êtes sourde en sus ?  
    − « Sourde-en-sus » … Je susurrai en moi-même. Injurieuse, la remarque n’en était pas moins délectable. Sourde-en-sus-sourde-en-sus-sourde-en-susss…
    − Vous singez souvent les gens de de la sorte ?
    − Non, dis-je toute marmonneuse, perdue, désorientée mais tentant de faire bonne figure. L’étrangère m’était familière. « Sourde-en-sus ». Mon Dieu, me dis-je d’un coup, comme cette femme ressemble à Gabrielle.
    Un sourire se dessina discrètement sur le visage de l’inconnue alors que je me formulai cette pensée. Elle tourna la tête, comme pour s’en cacher.
    − C’est ici que j’aime donner rendez-vous, dit-elle. Vous vous souvenez ?
    Je ne me souvenais pas. Je levai le nez en l’air, j’étais à la Fraumünster, dans le cloître attenant, Zürich centre. L’antichambre de l’Eglise, là où demain je devais rejoindre des amis pour revoir les vitraux de Chagall et Giacometti. En attendant je me trouvais là, pas loin de l’entrée, seule ou du moins le pensais-je jusqu’à cette voix. J’avais un jour d’avance. Et j’avais froid. Mes cheveux tombaient sur mes épaules nues. Une bretelle de ma robe glissa avec un courant d’air. L’étrangère suivit du regard ce léger froissement de tissu. Je regardai à mon tour. J’étais en pyjama. En pyjama, dehors, dénudée ? Oui mais dans le plus beau des pyjamas. Une nuisette piquée de dentelle de Lunéville, doublée de soie moirée, bleu de prusse, luisante comme un hoplia d’Egypte. Celle que je ne sortais que pour les fêtes ou les nuits en bonne compagnie. Visiter un édifice religieux, fagotée de la sorte. Comment... ? Comment était-ce seulement possible… ? Comment avais-je pu quitter ma chambre d’hôtel à moitié nue.

    − Comment n’est pas la question, dit-elle sèche et aimable en continuant sa déambulation. L’écho de ses talons tapait sous les voutes du cloître.
    Elle lisait dans mes pensées.
    − Je ne lis pas dans vos pensées.
    − Bordel !!! Pensai-je tout bas. Elle lisait dans mes pensées.
    − Un peu de tenue.
    − Navrée, répondis-je, écartant l’idée qu’une inconnue quoi que familière puisse me sonder l’âme sur le parvis d’une église. A moitié nue « en sus. »
    − Je suis navrée, je parvins à déglutir.
    − Je vous en prie.
    − Mais, dis-je, c’est bien vous, Gabrielle ? Gabrielle Wittkop !
    − Assurément.
    Le cœur soudain adouci, ma main toujours à la recherche d’une montre, j’avisai plus tranquillement.

    Nous n’étions donc pas à Francfort, ni à Paris, mais à Zurich, et, les sourcils en demi-lune, Gabrielle Wittkop me faisait face, l’exaspération élégante, sourire de nacre, deux perles laiteuses aux oreilles, le crin d’argent relevé en chignon.
    Ma Gabrielle Wittkop, le couteau sur la langue, la plume à l’os. Mon équarrisseuse velours-côtelé.
    Elle portait une robe de percale blanche, drapée de taffetas bleu par endroit, complètement inappropriée vu les températures, mais qui donnait l’impression d’être tombée elle-même de la fresque. Elle s’était à présent arrêtée devant trois séraphines en toge rose verrat et jaune pisseux, portant toutes trois une colombe au bras.
    − Regardez mieux, me dit-elle, en s’approchant à quelques centimètres des figures peintes. Regardez…
    À nouveau je m’approchai des personnages, les trois anges, et remarquai devant les corps célestes trois formes humaines dégoulinantes, les chairs âcres et les linges trempés vert de vessie.
    − Il s’agit de Felix, Régula et Exuperantius, les trois martyrs de la ville, reprit Gabrielle. Il se raconte ici que les Romains balancèrent leur corps dans la Limmat, après avoir pris le soin de les décapiter bien sûr.
    En effet, sous la figure des anges, les trois martyrs tenaient leur propre tête, les yeux éteints et la bouche close.
    « Sous les trois têtes coupées », murmurais-je.
    − Oui, les « trois têtes coupées », vous saisissez ? Elle leva le bras et caressa du doigts les traits de femmes effondrées un peu plus bas.
    Voyez comme les pleureuses à côté s’enfouissent le visage. Est-ce par compassion chrétienne, tristesse ou dévotion, ou parce que la carcasse des martyrs miraculeusement revenue des eaux charriait de putrides effluves ? Personne ne peut le dire aujourd’hui.

    Il n’y avait tout compte fait rien d’étonnant à ce que je retrouve Gabrielle Wittkop ici, par pur hasard ou par magie. Il n’y avait rien d’étonnant c’est vrai… À un détail près, pensai-je en moi-même.
    − Vous pouvez le penser à voix haute, dit-elle posément.
    − Je vous croyais morte, je fis remarquer fuyant du regard vers les murs, un peu honteuse d’aborder le sujet aussi vulgairement.
    − Ma chère amie, vous pouvez toujours m’imaginer morte ou bien en chair flânant sur la Römerberg, au Golden Banana, dans la maison du pendu, à la cave, sous les combles rue de la Seine, dans la gueule du tigre, à Baltimore, ou même dans un cimetière. Je suis un peu là et nulle part, toujours. Morte, vivante, qu’importe ? Puisque vous et moi nous nous voyons souvent ici. Je suis ce murmure qui vous suit un peu partout au creux du cœur et de l’oreille et jusque dans les recoins les plus injurieux de la chair, il y a toujours un petit rien qui vous rappelle à moi. Vous souvenez-vous d’hier soir ?  
    Je fouillai quelques secondes dans ma mémoire.
    − Hier soir…
    − Hier soir encore j’étais à vos côtés.
    − Hier soir, je fouillai en vain.
    − Ce n’est pas la première fois que vous pensez à moi nuitamment, n’est-ce pas ? Insista-t-elle.
    − C’est vrai, répondis-je. Tout me revenait en images goutte à goutte. Hier soir encore je pensais à vous.
    − Voyez, fit-elle, l’air satisfait.
    − Je pense souvent à vous, c’est vrai. Je continuai, comme si tout devenait clair et que ma pensée reprenait forme soudainement, un mot après l’autre, distinctement, comme si toute ma vie m’était rendue. Je pense à vous quand une expression m’écorche la bouche, quand ça grouille, ça chuinte, ça jute, quand c’est doux ou rugueux, froid et lisse comme l’étal du boucher, la paillasse d’un légiste, quand ça fait peur ou que ça rit, quand une image frappe à ma porte. J’aime vous lire quand la nuit tombe. Je me mets sous la couette, parfois avec un verre de vin cuit, j’écoute la pluie et je plonge. J’aime vous lire quand je suis triste, quand j’ai faim, quand l’avidité me prend au corps mais que je ne sais plus comment me nourrir alors je regarde ma bibliothèque comme une damnée et je vous cherche dans tous les rayonnages, je cherche une miette de phrase oubliée, un livre jamais lu, un mot, un son, une odeur, je cherche trois lettres qui rebondissent sous la langue, je cherche une matière précieuse tombée de votre bouche sur le papier. Ces soirs-là, je m’abreuve un peu de vous et je m’endors repus, avec la sensation d’avoir joui.
    − Oui et aujourd’hui encore.
    − Aujourd’hui encore. 

    Je tâtai dans le clair-obscur du matin la table de chevet à la recherche de ma montre. À travers la fenêtre, la Limmat coulait silencieuse. Au sol, la couette et le livre de Gabrielle gisait ouvert en deux jusqu’à la tranche.

Lou Syrah