Gabrielle Wittkop, maman et vous

Vous vous dirigez vers le point 34.6.6.211.

Votre sens de l’orientation approximatif donne une trajectoire aléatoire à votre itinéraire, sa route logistique est loin d’être optimale mais permet à votre esprit de virevolter d'une rangée à l’autre, là un rongeur, ici un renard, les allées sont emplies de la vie qui continue autour de celles qui ont cessé.

Vous ne vous êtes pas vraiment donné rendez-vous mais vous espérez qu’elle viendra, le cycle de lune complet s’est écoulé. Vous n’étiez pas tout à fait certaine de la date, hésitiez avec demain soir mais au moment de vous endormir sa voix vous a susurré à l’oreille dans un demi-sommeil et une totale certitude. Viens.

Vous voilà déambulant ainsi dans les allées désertes du cimetière, et pour cause, il est minuit passé, vous avez fait le mur en choisissant soigneusement la partie qui comporte un angle mort, mal éclairé malgré la pleine lune orangée et lumineuse dans un ciel dégagé, le plus facile à escalader. Sa voix vous a indiqué ce point exact, qui échappe aux caméras de contrôle. Vous boitillez, une mauvaise réception, peu aguerrie à ce genre d’acrobaties, vous êtes plutôt ce que l’on pourrait qualifier de cérébrale. La marche ralentie forcée contribue assez peu à calmer votre nervosité. Vous redoutez tout autant que vous espérez faire cette rencontre. Vous ne savez pas vraiment ce que vous êtes venue chercher, vous vous fiez aux signes qui vous ont amenée jusqu’ici.

Il y a d’abord eu cette lecture. Le nécrophile. Dérangeant, glaçant, excitant. Puis, la voix, la présence, impérieuse. Vous avez un temps redouté que le corps que vous avez fait inhumer soit la seule réelle motivation de cet étrange appel. Passés les premiers jours, vous avez constaté avec soulagement que rien n’avait bougé, vous aviez même glissé une languette de papier sous la pierre tombale et l’avais retrouvée intacte durant les 3 premiers jours qui ont suivi les obsèques. Vous avez estimé que l’état de décrépitude dans lequel tombe rapidement le corps la mettait à l’abri de toute velléité sensuelle. Imaginer avec autant de précision la progression de la mort sur les chairs vous a repoussée dans un premier temps puis la fascination a pris le dessus.

La question de la couleur verdâtre et des organes vous a rapidement désintéressée quand vous avez appris que la langue sortait, poussée par les gaz et Dieu seul sait quoi d’autre. Le cœur ne cède pas, la langue non plus, qui demeure espiègle escargot dégorgeant. Un fou-rire irrépressible vous a prise, fort heureusement vous étiez seule et n’avez eu ni à le réprimer ni à le justifier. Imaginer votre mère vous offrir d’ultimes grimaces, voilà de quoi vous réjouir quelque peu.

Une peur panique vous a cependant envahie quand vous avez appris qu’en période de grand froid, le corps se décompose jusqu’à dix fois moins vite. Nous sommes en janvier, elle n’est pas à l’abri du danger. Pour vous rassurer, vous avez commencé à parler à voix haute. En bénissant une fois de plus le fait d’être seule pour ces divagations que vous-même ne parvenez pas à prendre totalement au sérieux. Vous promettez à Gabrielle de la rencontrer si le corps de votre maman est préservé. Et c’est à ce moment-là que vos doutes se manifestent. Préserver un corps et lui refuser ces suprêmes gestes d’amour, est-ce vraiment cela qu’elle aurait souhaité ? Qui vous dit que, justement, elle ne préfèrerait pas ces dernières caresses ? Prodiguées par un homme ? Une femme ? Les deux.
Gabrielle se fait silence dans vos questionnements. Elle s’efface pour vous laisser seule face à ce dilemme. Elle a murmuré dans un rêve que vous disposiez d’une journée pour lui faire connaître votre décision. S’est engagée à la respecter. Vous a soufflé d’écouter la voix de votre maman. Et, quand elle a suggéré que vous pouviez laisser votre mère prendre elle-même la décision, les morts savent très bien s’adresser aux vivants comme aux morts, n’en est-elle pas la preuve la plus évidente, que tout ce que vous auriez à faire serait de laisser la lune s’écouler, qu’elle saurait vous trouver pour vous avertir lorsque tout serait prêt, sans entrer dans un quelconque début d’explication sur la nature que revêtait ce « prêt », vous vous en êtes remise à elle et n’avez pas remis les pieds au cimetière depuis 24 longs jours, en deuil, sans sépulture à laquelle accrocher la douleur. Interminables. Jusqu’à ce murmure. Viens.

Vous y êtes, habitée de cette seule voix qui vous guide. Viens.

La pierre tombale a bougé, votre languette en papier est pourtant toujours là mais des traces de craie blanchissent le tour plus sombre, un morceau s’est même effrité. Il est minuit passé, vous détestez le mercredi, redoutez d’être attendue par Hermès, vous montrant à toutes trois le chemin vers les enfers.

Elles apparaissent, deux ombres flottant autour de la tombe, toutes deux éclatantes de jeunesse, le regard incandescent, hypnotique. Elles vous envoûtent d’une danse macabre, vous tirant la langue, s’amusant à faire ressortir puis rentrer leurs yeux de leurs orbites, elles rient silencieusement, un hurlement demeure coincé dans votre gorge. Vous tournez sur vous-même de plus en plus vite, enivrée par votre propre peur. Le vent se lève, brise légère pour commencer, il se transforme rapidement en souffle puissant, vous poussant vers le caveau. Leurs voix se mettent à vous parler, à l’abri du vent, elles vous cajolent, vous enjoignent à ne pas chercher à toujours tout comprendre. Elles estiment que vous avez de la chance. Vous n’êtes pas encore prête pour le grand voyage, elles vont devoir vous attendre longtemps, elles en plaisantent entre elles, étrangement complices. Vous comprenez que la notion de temps n’a encore d’importance que pour vous seule. Elles vous demandent d’être prudente, de prendre des risques, de vivre pleinement, de vous économiser, de jouir de la vie, de vous élever en modèle de sobriété. La voix de Gabrielle remercie celle de votre mère, prend congé d’elle, non sans sous-entendre que cette lune a été l’une des plus belles de sa non-vie. Elle s’éteint dans un dernier murmure. Viens. Ce dernier ne vous est pas adressé. Votre mère vous observe, spectre violemment secoué par les bourrasques. Vous vous agenouillez, elle passe sa main dans vos cheveux, murmure à votre oreille des mots que nous garderons pour vous seules. Vous pleurez, sa petite enfant pour l’éternité. Les sanglots vous étouffent, vous épuisent, le vent vous enivre. Vous vous endormez.

La nuit a passé. Vos yeux gonflés de pleurs s’accoutument au grand jour, Gabrielle et votre mère ne sont plus que les silhouettes de votre rêve.

Prisonnière entre vos doigts, la paperolle vigile se soulève doucement. A quelques mètres, un renard flamboyant vous observe. Il semble vous parler. Viens.


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